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En finir avec le sociétal : une mise au point sémantique

En finir avec le sociétal : une mise au point sémantique


Le chômage, ce serait social ; le droit de vote des étrangers, sociétal. Sur quoi peut donc reposer une telle distinction ? Dans le camp du social, les thèmes de la redistribution, de la pauvreté, des transferts socio fiscaux, du paritarisme, de la Sécurité et de l’aide sociale. Dans celui du sociétal, l’égalité entre les hommes et les femmes, l’homosexualité (avec l’homoparentalité et, de l’autre côté, l’homophobie), la diversité, la mixité. En clair, d’un côté, le social à l’ancienne, avec ses prestations, ses professionnels, ses volumes de dépenses considérables, ses pesanteurs. Et de l’autre côté, le sociétal, supposé dépasser le social, avec son prétendu avant-gardisme, ses puissantes controverses et sa complexité nourrie de droit civil et de droit social. Les frontières permettraient, aujourd’hui, de différencier au sein de la gauche (mais aussi au sein de la droite) des tendances plus sociales et d’autres plus sociétales. Elles n’ont, en réalité, rien de bien affirmé.

 

La mise en avant des sujets sociétaux serait gage de modernisme. Elle serait aussi, selon quelques observateurs, une simple stratégie pour faire discuter à l’infini de sujets compliqués mais aux conséquences limitées. Placer sur l’agenda politique des thèmes dits sociétaux (le mariage pour tous en est l’incarnation) autorise incontestablement d’occuper l’espace et le temps de la confrontation politique. Une interrogation érudite est de savoir si le sociétal est soluble dans le social ou si, à l’inverse, le social peut digérer le sociétal. Concrètement, il s’agit de savoir s’il est vraiment utile de qualifier un problème de sociétal. La réponse est assurément positive pour faire savant dans une discussion. Souligner le caractère sociétal d’une question, c’est dire combien – aussi dérangeante soit-elle – elle importe et combien elle dépasse des équilibres passés. La réponse est toutefois certainement négative si on se préoccupe un instant de rigueur sémantique.

 

Sociétal n’est en rien un néologisme récent. Mais ces dernières années, son usage s’est considérablement intensifié. En 1991, une seule dépêche AFP utilise le terme. En 2011, c’est le cas de plus de 200 d’entre elles. Une dizaine d’occurrences il y a vingt ans dans Le Monde, près de 160 en 2011.

 

Afin de revenir sur cette expression au succès suspect, passons par un auteur généralement honni dans le secteur social. Inspirateur de Ronald Reagan et de Lady Thatcher, l’économiste Friedrich Hayek est connu pour avoir pourfendu l’Etat-providence. Selon lui, la justice sociale est un « mirage » qui constitue un obstacle majeur au marché et, partant, à la survie en société. Cet « anti-Keynes » a en tout cas développé l’une des plus importantes pensées du XXe siècle. Ses adversaires, comme ses zélateurs, en conviennent.

 

Dans le cadre de cette pensée radicale, le sociétal n’est que l’excroissance de l’inflation du social. À force de tout socialiser (les assurances, la protection, mais aussi le vocabulaire), on ne comprend plus grand-chose. Pourfendeur incisif du socialisme et du marxisme, comme base de l’engrenage totalitaire, Hayek exécrait le mot social qu’il évitait en tant qu’adjectif. Il le qualifiait même de « mot fouine ». De même qu'une fouine aurait la capacité de vider un œuf en le gobant sans en abîmer la coquille, il existerait des mots asséchant de sens tous les termes auxquels ils sont associés. Accoler social à tout terme, c’est vider ce dernier de toute signification. Et le grand penseur libéral de faire, en anglais, des observations sur le mot « sociétal ». Dans quelques paragraphes bien sentis du deuxième volume de son magistral Droit, législation et liberté (1976), il considère que l’invention du terme « sociétal » s’explique par la nécessité de rendre à social, désormais dépouillé de toute véritable signification, son sens descriptif initial : qui se rapporte à la société. En d’autres termes, sociétal voudrait dire social dans un contexte non pollué par l’idée de protection collective obligatoire. Est-ce vraiment ce qu’ont à l’esprit les partisans contemporains du sociétal ? Certainement pas…

 

On peut aisément repérer le caractère outrancier de Hayek qui se fait volontiers polémiste. Il nous rappelle juste, à partir d’une perspective très éloignée des habitudes des experts de la protection sociale française, que se méfier de ce qui est qualifié de social n’est pas une attitude forcément mauvaise… Il en va de même maintenant pour sociétal. En un mot, sachons nous garder d’un épithète pompeux qui amène, très souvent, plus de confusion que de clarté. Dans la plupart des cas, dire d’un sujet qu’il est sociétal, c’est vouloir faire profond. Mais cela sonne creux.

 

 

Julien Damon
Responsable du département questions sociales au Commissariat général à la stratégie et à la prospective

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  • Voir la biographie de Julien Damon Haut fonctionnaire > COMMISSARIAT GÉNÉRAL À LA STRATÉGIE ET À LA PROSPECTIVE (CGSP) > OBSERVATOIRE NATIONAL DE LA PAUVRETÉ ET DE L'EXCLUSION SOCIALE (ONPES)

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